Un dimanche après-midi, dans un appartement parisien. Des livres de jeu de rôle, des feuilles de personnage et des pochettes s'entassent sur une table à manger.
- Alors... on a... Lacuna mais je sens qu'il y a des tièdes parmi vous, Impérium mais la configuration n'est pas idéale, Qin mais le MJ n'est pas très chaud... les Brigades Rouges mais il faut que ça mature un peu... enfin on peut se lancer, avec le risque que ça ne soit pas équilibré. Sinon, j'ai apporté Nobilis. le gros livre fait un bruit mat sur la table. Attention, la création de perso est un peu longue.
- J'ai un concept ! Nobilis de la Discorde, ça m'irait bien non ?
- Il y a un pré-tiré pour la Perfidie si tu veux.
- Je serais incapable d'assumer un politique...
- Et sinon, un Tenga ?
- Hum... on est pas non plus dans la bonne configuration.
- Laisse le MJ répondre.
- Ah... je n'ai rien préparé et il faut introduire Susumo dans le groupe...
- Mais je suis le groupe !
- Je vais voir ce que je peux faire...
Augure
Fumi est Kayaku sont restés en arrière. D'après Fumi, Kayaku avait une affaire importante importante à régler. Qu'à cela ne tienne, il ne leur sera pas difficile de les rattraper : cette portion du Nakasendô n'est pas pavée, juste balisée, et les porteurs sont à la peine.
La troupe reprend sa marche vers Osaka, le sanctuaire d'Hashiman et la tombe de la petite marchande de légumes pyromane, qui se tient parfaitement tranquille.
Les porteurs ne vont pas très vite et Dame Mayumi leur présente les risques encourus pour leurs famille pour le cas où ils ne reviendraient pas avant la première neige.
Même ainsi motivés, ils ne peuvent pas outrepasser leurs limites physiques et ils sont vite rattrapés par un jeune homme. Il salue avec déférence Nobukata Morikaze, qui semble épouser les mouvements du palanquin tant elle est frêle. Elle remarque que ce jeune homme au regard dur porte une urne funéraire. Elle appelle la protection de Bouddha sur leur périple.
Le jeune homme poursuit sa route, arrive au niveau de Dame Mayumi. Il a un mouvement de recul en croisant son regard, ses yeux fendus. Dame Mayumi lui souhaite un hiver clément. Il répond que le Bouddha nous a tous en sa garde et Dame Mayumi le fixe sans aménité.
Il essaye d'abord d'éviter Jizo, échange malgré tout quelques salutations et dépasse le groupe.
Les porteurs accélèrent. Ont-ils été encouragés par Dame Mayumi ? Pensent-ils l'arrivée proche ? Lointaine ? Les occupants des palanquins n'en ont aucune idée. Susumo, le jeune homme à l'urne, l'interprète comme un signe, ralentit.
Les porteurs ralentissent. Alors il s'arrête, jusqu'à être rattrapé.
La conversation s'engage avec Jizo, au sujet du sabre enveloppé de tissu que porte le jeune homme. C'était celui de son maître. enseignait au monastère d'Agano. Il a porté son urne de temples en temples en pèlerinage et il la ramène là-bas.
Les palanquins croisent un marchand et ses deux aides, très affairés et flanqués d'un cheval de bât. Ils marchent d'un bon pas et il est curieux qu'ils soient partis si tard. Ils ne doivent pas bien connaître la région. Aucune conversation n'est donc engagée. Dame Mayumi leur souhaite simplement un hiver clément. Et ils ont peur.
Nobukata Morikaze, qui s'est assoupie, sent cette peur immédiate, mais aussi une inquiétude plus profonde. Ils sont comme en effervescence.
Moins d'une heure plus tard, les pèlerins arrivent au relais. Il semble occupé et bien entretenu, mais il n'y a pas le moindre signe de vie, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur.
Devant l'âtre
Jizo hèle, entre. Les occupants ont déserté la relais. L'âtre est encore tiède, du feu du midi sans doute. Il n'y a plus aucun objet de valeur, les trappes ont été soulevées. La maison a comme été fouillée, mais sans marque de brutalité, et les objets personnels sont encore là. Jizo est perplexe.
Susumo a sorti le sabre de son maître et le porte au côté. Il s'est positionné pour défendre les dames. Il apprécie que Jizo lui fasse confiance.
Jizo demande de se tenir prêts à partir. Susumo confie l'urne de son maître à Nobutaka Morikaze et propose d'aller voir où sont partis les occupants du relais. Il dit bien connaître la nature.
Il repère facilement les traces de trois personnes, deux adultes et un enfant. Ils ne semblent pas avoir été spécialement dans l'urgence et ont l'air de savoir où ils vont. Ils cassent peu de brindilles sur leur chemin, ne s'arrêtent pas.
Nanti de ces informations, le groupe décide d'investir le relais.
Dame Mayumi se penche sur le foyer. Elle examine les marques dans le bois. Elles forment des boucles, amples mais comme pressées. Elle fait l'offrande du noeud qu'elle porte dans les cheveux à l'esprit, puis sort chercher Jizo, lui montre la bûche. Il comprend qu'il doit voir quelque-chose et se sent idiot. Elle l'aide un peu - mais juste un peu :
- Vous avez été marqué. Pensez à cela.
Jizo finit par comprendre qu'il doit chercher la marque laissé par les kamis dans le bois. Il ne voit rien de particulier. Une dizaine de minutes passe. Dame Mayumi passe le doigt sur les marques significatives. Le dessin semble avoir toujours été là, alors qu'il n'était pas visible auparavant. Jizo voit maintenant les boucles, mais ne comprend pas plus ce qu'elles peuvent bien signifier. Il demande à Dame Mayumi si le kami du foyer a laissé une trace. C'est un bon début... mais il peut s'agir aussi d'un kami dont la puissance s'étendrait jusqu'ici. Vient ensuite le temps de l'interprétation. Jizo cherche à comprendre à travers les traces ce qui a pu se passer depuis midi. Les traces sont effectivement un peu torturées, mais pour Dame Mayumi, l'événement n'a pas forcément eu lieu aujourd'hui. Le kami a été, est et sera. Le signe peut être passé, présent ou futur. Jizo blanchit. Nobukata Morikaze sourit et dit à Dame Mayumi qu'elle a perdu son élève, mais que l'écouter est très intéressant. Celle-ci essaye d'expliquer à Jizo qu'il peut s'agir de la volonté du kami, et que cette volonté ne dépend pas forcément de l'écoulement du temps. Nobukata Morikaze essaye d'être plus pédagogue : "pensez à un message". Jizo, plein de bonne volonté, s'abîme dans la contemplation de la bûche et perd toute notion de l'heure.
Dame Mayumi donne négligemment la clé à Nobukata Morikaze : un esprit puissant est sur les lieux, mais il est gêné pour exprimer son énergie. Elle n'est pas libérée en un faisceau joyeux mais se replie sur elle-même. Nobukata Morikaze ne l'avait pas senti et elle est un peu surprise. Dame Mayumi lui pose une première question qui lui tenait à coeur : voit-elle l'esprit des défunts ou tous les kamis ? Nobutaka Morikaze dit qu'elle pense voir les deux mais qu'elle n'est pas sûre de bien faire la différence. Dame Mayumi manifeste sa surprise. Elle explique sa propre perception, notamment lors du rite de réception du kami en soi, ou plutôt la sensation de l'énergie, l'irruption du flot vital qui déborde du kami, la lacune, la viscosité et la langueur au contact d'un défunt. Nobutaka Morikaze dit poliment que son interlocutrice est plus avancée qu'elle et qu'elle connaît les kamis de l'intérieur. Dame Mayumi, après un temps de réflexion, finit par conclure que la vision de Nobutaka Morikaze lui donne un accès plus immédiat à l'essence des kamis, tandis que la sienne privilégie l'énergie. Elle se promet de lui en parler plus avant. Pour le moment, elle est très occupée à lui demander ce qu'elle entendait quand elle a dit qu'elle comprenait Yaoya Oshishi.
Et Nobutaka Morikaze répond, la gorge nouée, qu'elle a déjà fait l'expérience de la possession. Dame Mayumi pousse un peu, lui demande si c'est à cette occasion qu'elle a développé son don, puis lui présente ses excuses pour avoir remué des souvenirs douloureux.
Jizo est toujours absorbé dans la contemplation de sa bûche et les quintes de toux de Dame Mayumi ne troublent pas sa concentration.
Incarnations
Susumo était sorti méditer, l'esprit tourné vers l'urne de son maître. Il revient et plaisante avec les porteurs, puis les mobilise pour fouiller la maison en quête de nourriture. Dame Mayumi déclare qu'il fait trop froid à l'intérieur et qu'elle a besoin de prendre l'air. Susumo, étonné, demande si leur conversation la dérange mais elle ne l'entend pas et sort sans répondre.
Il entreprend une fouille méthodique du grenier et finit par y trouver une jarre de riz.
Pendant ce temps, Nobutaka Morikaze se médite près du feu et entame une conversation avec le kami du foyer, qu'elle remercie de son accueil chaleureux. Il est effectivement très accueillant mais pas très heureux. Il se plaint de la dégradation de sa situation et parle de quitter les lieux et de trouver une autre incarnation.
Dame Mayumi s'est installée au bord de la clairière. Par habitude, elle s'est installée sous un arbre mais tourne son attention vers la maison. Elle sent alors une présence puissante mais confuse, comme un brouillard. Il ne peut pas s'agir du kami du foyer. Il est néanmoins concentré sur la pièce la plus ancienne de la maison, qui doit bien avoir plus d'une centaine d'années. Il n'y est pas lié, pourtant, et Dame Mayumi si cette pièce n'est pas le siège d'un troisième kami. Le kami désire communiquer mais a des difficultés à se manifester. Il n'a d'ailleurs pas d'incarnation. Dame Mayumi entre dans la pièce où cuit désormais du riz, demande à un porteur de lui amener le baquet d'eau sous l'arbre. Tous sont attentifs mais aucun ne pose de question.
Avec ses feuilles séchées, elle asperge les alentours d'eau, puis bat la mesure. L'esprit se met en rythme et finit par réussir à communiquer. C'est la première fois. Il en est très content, d'autant plus qu'il a un problème. On lui a retiré son incarnation, une incarnation vide est venue sur elle, et il ne peut pas la régénérer. Et un autre esprit est venu. Il est faible, il commence à prendre possession de l'incarnation qui le gêne. Il n'a pas vraiment de prise sur lui et ne comprend pas ce qui se passe, et il ne sait pas quoi faire contre cette incarnation vide. Dame Mayumi propose d'abord de prendre possession de l'incarnation, ce qu'il refuse catégoriquement. Elle demande quelle était celle qu'il a perdue - un arbre. Elle argumente : l'incarnation est aussi en bois. Devant le refus renouvelé, elle propose de déplacer ce qui reste de son incarnation. Là encore, nouveau refus. Il propose la destruction de l'incarnation qui le gêne. Elle lui répond que deux autres esprits en pâtiront. Il ne comprend pas pourquoi l'esprit du foyer - avec qui il a de bonnes relations - en souffrirait, et elle tente de lui faire comprendre. Enfin, elle s'engage à trouver un compromis acceptable pour les trois parties et met fin à l'entretien.
En rentrant, Dame Mayumi ne fait guère attention à la bonne odeur de riz cuit et expose le problèmes en terme clairs et compréhensibles par tous - si ce n'est qu'elle tousse beaucoup pendant l'exposé. Un premier esprit, puissant, celui qui a laissé des marques dans le bois, avait comme manifestation physique un arbre, qui a été coupé - Susumo confirme avoir vu une souche pendant son exploration. Pour agrandir la maison, cet arbre a été coupé et l'esprit s'est retrouvé sans incarnation, ou presque. La maison a recouvert la souche - toujours vivante - et l'empêche de reprendre. Cela explique les boucles nerveuses dans les marques laissées sur le bois. Or, une partie de la maison est suffisamment ancienne pour servir d'incarnation à un esprit. Nobukata Morikaze comprend aussitôt les enjeux et complète : bientôt, le conflit deviendra possible entre les deux, puisqu'ils seront enfin de même nature. Jizo dit qu'il avait cru comprendre que le temps n'avait pas de prise sur les esprits et devient plus confus encore. Quant à Dame Mayumi, elle a un hochement de tête approbateur et ajoute que ce genre de conflit a toujours des conséquences pour les hommes - au moins pour les occupants, et sûrement pour des voyageurs. Le sachant, elle est investie d'une responsabilité et ne veut pas partir sans avoir pris les mesures nécessaires, mais le temps presse.
Un consensus s'installe bientôt : il faut abattre la partie qui recouvre la souche. Eventuellement, il sera possible de reconstruire suivant un plan en L. C'est la seule solution qui paraisse viable. Dame Mayumi veut s'assurer que cela ne gênera pas l'esprit de la maison. Elle fait organiser un deuxième repas dans la pièce ancienne et demande de la convivialité. Finalement, l'esprit réussit à se manifester. Il est assez hésitant, balbutiant, mais Dame Mayumi le met en confiance en lui expliquant comment tenir son rôle au mieux, comment retenir les âmes qui viennent, leur faire plaisir, "les protéger des flocons de Yuki Ona et des gouttes de Susano-wo". Le kami lui parle avec déférence et lui demande d'intercéder auprès des déesses pour qu'elles n'en prennent pas ombrage. A la fin de l'entretien, Dame Mayumi est certaine que le kami n'aura pas conscience des modifications de la partie récente de la maison. Elle les évoque en termes vagues, comme une amélioration, pour que son "énergie s'écoule de manière plus harmonieuse".
Elle couche ensuite par écrits ses instructions pour les occupants de la maison, fait valoir la bénédiction que représente la conjonction de trois kamis comme la menace qui pèse s'ils laissent le conflit s'envenimer, et montre que les menus travaux sont finalement un tout petit effort au regard des ennuis évités et des bénéfices que prodigueront les esprits au "relais des trois kamis".
Elle signe, s'engage, et remet le document à Susumo qui s'est proposé pour attendre les occupants.
Tout semble en ordre.
Le quatrième kami
Le lendemain matin, Dame Mayumi presse à nouveau les porteurs. Susumo reste à méditer et attend les porteurs. Peu avant midi, il a la surprise de voir les palanquins... et leurs occupantes la surprise de voir le relais.
- Un des trois kams, peut-être un kamii qui sera puissant, nous a fait revenir, propose Morikaze
- ... mais nous sommes parties loin de leur influence
- Peut-être un quatrième kami ? propose Susumo
- La route, répondent en choeur les deux femmes.
Dame Mayumi cherche une borne et délimite un espace sacré autour d'elle avec du ruban rouge et le petit groupe retire la mousse, dégage les hautes herbes et gratte les moisissures. Le kami de la route, que ce rituel a mis dans les meilleures dispositions, ne tarde pas à se manifester. Il parle par signes, par animaux qui traversent, par souffles, par troubles de l'horizon, mais Dame Mayumi a suffisamment d'expérience pour le comprendre. Les instructions de Dame Mayumi seront bien transmises, mais pas appliquées. Il faut qu'elle reste. Dame Mayumi répond qu'elle a un engagement important envers Yuki-Ona, et qu'elle doit être rentrée avant la première neige. Le kami de la route comprend, et ne veut surtout pas être en froid avec la dame des neiges. Il peut faire revenir les âmes qui s'occupent du kami de la maison rapidement, puis favoriser son voyage. Dame Mayumi s'assure que des instructions orales suffiront et le kami en est sûr. Il pose cependant une condition supplémentaire : il faudra que ces âmes fassent prospérer le relais et - implicitement - entretiennent le segment de route qui y mène. L'accord est conclu.
Jizo propose à Dame Mayumi de rester pour participer aux travaux. Il pense au temple qu'il aura à reconstruire. Elle trouve que c'est une excellente idée.
A peine vingt minutes plus tard, les occupants du relais viennent, un peu hagards, à la rencontre d'une impressionnante miko et d'une frêle jeune femme, et voient leur maison marquée de signes étranges et le sol jonché de cailloux blancs, comme des augures. Ils écoutent, attentifs, entre la peur et l'inquiétude. Pourtant, à mesure qu'ils l'écoutent, l'espoir, qui semblait perdu - les voyageurs évitaient le relais, ce qu'ils ne comprenaient pas, ils s'y sentaient bien - renaît.
Fin du scénario
Je dévorerai la bureaucratie comme un loup. - V. Maïakovski