Alors voilà, j'avais écrit un scénario pour CthulhuTech pour la convention des Alchimistes 2009 (). Nos premiers tests ayant montré que CthulhuTech n'est pas aussi intéressant que ça, j'ai laissé tomber le scénario. Mais ça m'avait poussé à réfléchir à la façon de mettre en jeu la folie et de la faire ressentir à mes joueurs. Lorsque j'étais MJ pour Cthulhu, j'étais déjà très peu satisfait par le système des points de SAN (je le trouvais trop mécanique, ne servant pas assez le jeu et l'ambiance), mais je n'avais pas trouvé de solution. En écrivant ce scénar pour CthulhuTech, je me suis repenché sur le problème et j'ai rassemblé dans une aide de jeu tout ce que j'avais testé et joué (comme MJ ou comme joueur) sur la question de la folie. Les solutions proposées ici marchent assez bien dans mon expérience (CthulhuTech, Appel de Cthulhu, Amnesya 2k51).
En lisant Patient 13, j'ai eu le sentiment que cette aide de jeu pourrait être utile (je précise que je n'ai pas encore eu l'occasion de la tester pour ce jeu), parce que Patient 13 met beaucoup l'accent sur l'ambiance et la narration et que donc le MJ a une place importante. Le comportement des Blouses Blanches et des Supérieurs joue une place importante du point de vue de cette aide de jeu: ce sont les seuls à être supposément sains d'esprits dans l'univers de Patient 13, les informations qu'ils donneront aux joueurs (notamment ce qu'ils diront) seront donc essentielles pour les joueurs. Et je trouve jouissif pour un MJ de pouvoir rendre les PJs dépendants des PNJs dont ils doivent le plus se méfier !

Voilà pourquoi je me permets de vous la proposer ici pour en discuter avec vous et pour avoir des retours critiques. Vous pourrez trouver le PDF sur ce blog :
http://fullrpgalchemist.canalblog.com/a ... 32734.html
(Bah oui, je fais un peu ma pub

A mon sens, L’Appel de Cthulhu ainsi que tous les jeux qui en dérivent ou qui s’en rapprochent n’ont jamais très bien résolu le problème de la gestion de la folie, pourtant central pour eux (à l’exception notable mais très particulière de De Profundis). La plupart du temps, elle est gérée comme un système de points de vie supplémentaires : le nombre de points de départ dépend de la Volonté plutôt que de l’Endurance, à chaque perte de point, le personnage subit des malus cumulatifs et quand il n’a plus de points de santé mentale il devient totalement fou, ce qui est la même chose que la mort, quasiment, puisqu’il devient injouable.
Si ce système a l’avantage de satisfaire à l’image intellectuelle que l’on a de la folie, il ne sert pas assez le jeu à mon avis, en cela qu’il ne rend pas suffisamment l’aspect angoissant que le MJ cherche à provoquer chez ses joueurs dans ces jeux-là.
Plutôt que de proposer des règles supplémentaires, je préfère améliorer la façon dont celles qui existent déjà sont utilisées et jouées : d’abord parce que rajouter des règles ne fait que tuer un peu plus l’ambiance et donner plus de pouvoir aux grosbills, et ensuite parce que je veux que tout ceci reste facilement adaptable, quelque soit votre système de jeu. Voici donc les diverses solutions que je vous propose de mettre en œuvre pour rendre vos parties plus inquiétantes et faire sentir à vos joueurs comment la réalité peut se dérober sous leurs pieds.
1. Tout d’abord, ne laissez aucun indicateur concernant la folie à vos joueurs. Ces parties-là sont vierges sur les feuilles de papiers et vous, MJ, avez derrière votre écran une feuille sur laquelle vous notez les évolutions de chaque personnage, vous gérez les pertes et les éventuels gains en points de SAN (ou autre selon votre système de jeu). Ainsi vous enlevez une part de certitude à vos joueurs et vous savez, vous, constamment où ils en sont. On se débarrasse ainsi d’une part de l’effet typique des points de vie « c’est bon, je peux tenir et prendre tel risque, il me reste 25 points de vie ». Prenez garde à ne pas noter trop ouvertement les pertes de points de santé mentale (ou les gains de folie, suivant le système que vous utilisez), sans quoi vos joueurs sauront suffisamment où ils en sont et le résultat de vos efforts sera uniquement de vous charger de l’entière comptabilité des points de santé mentale.
Dans le même esprit et pour des raisons proches, faites vous-mêmes tous les jets concernant la folie. Ainsi vos joueurs ne savent pas s’ils les ont réussi ou non, et de combien, pas jusqu'à ce que la folie se manifeste. Là aussi ne montrez pas trop que vous faites des jets. Le simple fait qu’un joueur sache qu’il y a un jet à faire lui donne une information qui peut faire retomber sa tension.
2. Concernant les causes de la folie, j’ai peu à rajouter sur ce qui a déjà été écrit : subir des violences, voir des phénomènes surnaturels, contempler des Grands Anciens… Je vous renvois tout particulièrement à Unknown Armies, bien développé sur ce point.
J’attirerais seulement votre attention sur le fait que la plupart du temps les causes de la folie sont indépendantes des actions des joueurs. Ils ne choisissent pas de voir ce qu’ils voient la plupart du temps, ils ne choisissent pas de se retrouver face à des créatures non-euclidiennes.
En revanche, un cause de la folie est trop souvent oubliée et pourtant particulièrement intéressante puisqu’elle est la cause directe du comportement des joueurs : tous les actes où un personnage renie son identité, ce en quoi il croit profondément. Un prêtre qui abandonne instantanément les commandements de sa foi. Un scientifique pur et dur qui admet sans mot dire le plus illogique et le plus improbable. Un je-m’en-foutiste qui se met à suivre des préceptes stricts. Un belliciste qui accepte de négocier. Un citoyen respectueux des lois qui se met à tuer à tout va.
Une fois encore, allez lire Unknown Armies pour approfondir le sujet.
3. Venons-en au plus intéressant : les effets de la folie dans le jeu. N’ayant pas suivi d’études psychiatriques, je m’abstiendrai de vous faire un cours sur les différentes variétés de maladies mentales et de vous sortir des listes interminables de phobies les plus improbables. Je vous propose au contraire de représenter la folie dans le jeu d’une part par une dégradation de la fiabilité des informations du personnage vers le joueur, et d’autre part – dans l’autre sens – par une perte progressive du contrôle du personnage par le joueur.
3.1.1. Une information de plus en plus mauvaise du personnage vers le joueur est un premier moyen particulièrement bon pour briser le confort du joueur. Il n’est jamais sûr d’agir au mieux, parce qu’il n’est pas sûr de ce qui se passe « réellement » dans le jeu. D’autant que vous, en tant que MJ, êtes son unique source d’informations sensorielles venant du personnage. Il y a cependant une difficulté à contourner : les sensations d’un PJ peuvent être validées ou invalidées par celles des autres PJs. Si par exemple le MJ affirme qu’un PJ voit un homme à tête de requin passer dans la rue, le joueur du PJ en question pourra se tourner vers d’autres joueurs pour leur demander ce que leurs PJs voient : à moins de mettre en scène une folie à plusieurs, le MJ ne pourra pas rendre fous tous les PJs. Il vous faut donc contourner cette difficulté en mettant en jeu des sensations d’un PJ auxquelles les autres PJs n’ont pas accès. Voici quelques exemples.
• Le personnage aperçoit quelque chose de loin, dans un coin sombre, du coin de l’œil ; il entend une musique lointaine ou assourdit, des voix, des cris ; il sent une odeur particulière… Comme les circonstances de la sensation sont éphémères et particulières, les autres personnages ne trouveront pas immédiatement étranges s’ils n’éprouvent pas la même sensation (n’hésitez pas à faire faire des jets de Perception aux joueurs pour leur faire croire qu’il y a « vraiment » quelque chose). Vous pouvez ainsi promener un groupe de PJs sur des kilomètres, à la poursuite de l’hallucination de l’un d’entre eux.
• Le personnage est le seul à avoir accès à un instrument de perception à distance. Cela peut être une radio (avec écouteurs pour que les autres ne puissent entendre ce qui se dit), un télescope, le panneau de contrôle d’un vaisseau, des sensations psychiques… Imaginez les dégâts que cela peut faire parmi les PJs lorsque le personnage fou regarde à travers le viseur d’une arme à feu, type fusil à lunette. Cela peut également être des sensations intérieures : sensations d’une douleur physique dont il n’existe aucune trace, sensations d’une bête rongeant les entrailles, sentiment très fort d’être observé.
• Le personnage est envoyé en reconnaissance, il est seul, il n’y a personne autour de lui pour valider ou invalider ses affirmations… jusqu’à ce que les autres viennent vérifier. Exemple : le PJ avance dans un couloir sombre et sa lampe-torche éclaire un chien énorme, enragé et dévorant le cadavre frais d’un homme ; le PJ s’enfuit, lorsqu’il revient avec du renfort, le sol est totalement sec, net, sans trace de bave ni de sang, il y a juste ses traces de pas dans la poussière qui s’arrêtent pour rebrousser chemin.
• Une variante de ce principe est la folie à plusieurs. Deux personnages ont les mêmes hallucinations, s’encourageant mutuellement et sans s’en rendre compte dans leurs délires. Personne ne les accompagne ou ne peut vérifier ce qu’ils voient. Vous pouvez ainsi créer des méfiances et des clivages dans le groupe : qui est sain d’esprit, qui est fou ? Poussé à l’extrême, ce principe peut vous amener à avoir un seul personnage sain et tous les autres fous, partageant tous les mêmes visions. C’est alors le PJ sain qui deviendra le bouc émissaire, le « fou » du groupe.
De façon générale, essayez de garder une certaine vraisemblance dans les effets de la folie que vous décrivez, de façon à ce que le joueur lui-même y croit. S’il voit des phares d’une voiture dans le lointain, même s’il est seul à les voir, faites-lui distinguer le grondement d’un moteur. S’il est en pleine ville, l’apparition soudaine de chevaux sauvages ne convaincra pas beaucoup le joueur, sauf si vous souhaitez donner une teinte onirique à votre univers.
3.1.2. Toujours dans le domaine de la distorsion de l’information, vous pouvez aussi tenter de faire ressentir l’instabilité psychique d’un personnage à son joueur à travers ses sensations. Je dois cette technique à Bichette et à son inoubliable comptable fou d’Amnesya 2k51, qu’il en soit remercié. Il ne s’agit plus de donner à un personnage une information invérifiable par les autres personnages, mais de donner des informations instables. Le MJ doit alors avoir volontairement un discours incohérent, en ce qui concerne les sensations du personnage sur un point particulier.
Exemple (pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que le PJ est à la recherche de son fils disparu depuis longtemps) :
MJ (au milieu de la description d’un lieu) : Tiens, toi tu vois ton fils en train de rire au fond de la salle encombrée où vous venez d’entrer.
Joueur : Je me dirige avec émotion vers le fond de la salle.
MJ : D’accord, tu y es. Qu’est-ce que tu fais maintenant ?
Joueur : Je m’approche de mon fils et je m’adresse à lui, les larmes aux yeux.
MJ : Ton fils ? Pourquoi tu me parles de lui ?
Joueur : Tu ne m’as pas dit que mon fils était au fond de la salle ?
MJ : Non, on a dû mal se comprendre.
Joueur (dubitatif) : Bon, je rejoins les autres, alors, un peu dépité…
MJ : Alors que tu t’en vas, tu entends un ricanement : ton fils et ses amis se foutent ouvertement de ta gueule.
Les sensations ainsi rapportées par le MJ doivent changer d’une description à l’autre durant quelques scènes. Attention à ne pas abuser de ce procédé : les joueurs pourraient s’en lasser à force de courir après des fantômes et finalement ne plus faire confiance du tout à vos descriptions (pour le personnage, c’est la folie au dernier degré puisqu’il ne peut plus faire confiance à ses sens).
3.1.3. Pour finir sur les sensations, n’oubliez pas d’exploiter toutes les sensations possibles. Si la vue ou l’ouïe sont faciles à mettre en jeu, le toucher, l’odorat et le goût ont quelque chose de plus intime, que comprendront plus instinctivement vos joueurs. Si un personnage affamé mort dans un sandwich et sent sur sa langue et ses dents l’éclatement d’un œil et le goût salé de son contenu – alors que le sandwich est tout à fait normal – le joueur comprendra bien mieux la situation psychique de son personnage.
N’oubliez pas non plus le « sixième sens ». Toutes les sensations intérieures, de malaise, d’être observé, les ressentis vis-à-vis de tel ou tel personnage lors d’interactions sociales…
3.2. Venons-en au deuxième type d’effet de la folie : la perte du contrôle par le joueur de son personnage. Le PJ a des comportements handicapant pour lui-même et pour le groupe, que le joueur ne peut ni prévenir, ni prévoir ; il doit ainsi perdre confiance dans le contrôle absolu qu’il est supposé exercer sur son personnage, sans pour autant se décourager de pouvoir agir.
Pour cela il faut que vous dosiez et que vos interventions dans sa sphère de contrôle soient plausibles ; pour la plupart des joueurs, cela signifie qu’il faut que cela corresponde à des résultats de lancers de dés, le plus souvent en faisant empirer un échec aux dés – si vos joueurs rechignent, demandez des jets de Volonté en plus.
• Le personnage rate un jet de tir ? La balle part dans un camarade, pris accidentellement pour un Profond ; faites alors croire au joueur qu’il a touché sa cible, informez cette dernière un peu plus tard qu’un tir la touche, sans qu’elle sache qui est le tireur.
• Le personnage rate un jet de sociabilité ? Il se met à répéter haut et fort qu’il se sent bien, que tout va bien pour lui. Il le dit et le répète jusqu’à ce que ses auditeurs le mettent dehors, effrayés par ses paroles.
• Le personnage voudrait en soigner un autre ? Un tremblement aggrave et infecte la blessure.
• Le personnage est au sein d’un groupe qui veut se déplacer discrètement ? Il se mettra à rire hystériquement sans pouvoir se retenir.
• Le personnage roule à grande vitesse sur une route ? Il fait une embardée, croyant avoir écrasé sa fiancée.
• Le personnage tire convulsivement vers sa cible sans pouvoir s’arrêter et jusqu’à tomber totalement à court de munitions (pensez à la scène de Predator).
Notez combien ces effets sont particulièrement utiles pour augmenter la tension durant un combat ou lorsqu’un personnage prend un risque particulièrement important.
Notez également que la discrétion du MJ est ici moins importante, le joueur se rendra sans doute plus rapidement compte que son personnage fait n’importe quoi parce qu’il devient fou, puisque le joueur lui-même ne l’a pas voulu.
4. Evidemment tous les effets décrits ici, brouillage des sensations et perte du contrôle des actes du personnage, doivent être modulés par le « degré » de folie que supporte chaque personnage, en d’autres termes par le nombre de points de santé mentale qu’il a perdu. Les effets peuvent également être modulés par le fait qu’il s’agit d’un choc psychique (perte brusque de points de santé mentale) ou d’un effet de la folie qui le ronge (érosion lente mais importante de points de santé mentale).
Enfin, je vous conseille de vous préparer un certain nombre d’effets de la folie spécifiques à chaque scénario, de façon à ce que d’une part ils cadrent bien et servent le scénario et que d’autre part vos joueurs ne s’y habituent pas, qu’ils n’aient pas le sentiment de se voir resservir la même chose à chaque fois.
5. Pour terminer, je voudrais préciser les effets de la folie impossibles à mettre en jeu. Il s’agit principalement des effets qui touchent aux décisions et aux orientations des personnages. Imposer à un joueur des choix de son personnage, même sous couvert de folie, brise toute crédibilité. Le joueur prenant lui-même les décisions et décidant des sentiments internes du personnage, il est impossible de les lui dicter sans le brider directement et de tuer ainsi son envie de jouer et sa confiance dans le MJ, c'est-à-dire son approbation du jeu.
Merci de m'avoir lu jusqu'au bout !