Cela fait plus d'un an qu'Ofumi s'est installée à Sakai. Elle s'y trouve bien, ne regrette absolument pas d'avoir rompu avec sa famille dont elle n'a pas de nouvelles. Elle partage son temps entre la boutique, où elle apprend à faire de son art un commerce, et la maison, où elle essaye de conserver une pratique plus épurée.
C'est dans ce contexte que son attention finit par être attirée par l'un des livreurs. Il a beau être très sympathique avec ses collègues, il a un comportement bien distinct. Par exemple, il peut passer du temps, jusqu'à se mettre en retard, à regarder une composition florale. Ce décalage entre la profession manuelle et une nature contemplative éveille l'intérêt d'Ofumi.
Elle se dit qu'il doit s'agir d'un lettré qui exerce une profession manuelle par nécessité, ce qui, d'une certaine manière, leur fait un point commun. Elle prend les devants et en discute avec lui. S'il ne lui est pas possible de vérifier son hypothèse, elle prend beaucoup de plaisir à discuter de leurs regards respectifs sur les choses, un plaisir qui semble partagé.
Quand il propose pour la première fois de la retrouver après le travail pour une promenade, elle est un peu surprise mais elle accepte. Elle suppose qu'il va l'emmener visiter des ateliers, peut-être celui d'un céramiste, qui sait. Ce n'est pas ce qui se produit. Ils se promènent tout simplement dans les rues. Il se montre très sensible à la beauté du spectacle urbain, à toute cette vie foisonnante. Comme elle conçoit l'art en continuité avec la vie, cette perspective lui plaît. Bientôt, les promenades deviennent rituelles.
Un soir, pourtant, il ne vient pas. Elle attend un peu, le cherche, fait le tour des boutiques où elle sait qu'il fait des livraisons. Oui, il a été vu dans la journée. Mais elle ne retrouve pas sa trace. Elle finit par errer dans la ville à sa recherche, sans plus vraiment avoir de but. Elle est furieuse, mais pas contre lui, contre elle-même. Elle est furieuse de ne pas s'être aperçue plus tôt qu'elle tenait autant à lui. Il fait déjà bien nuit.
Elle décide finalement de rentrer. Sur le chemin du retour, elle entend des pas derrière elle. Elle accélère. Elle entend son nom : c'est sa voix, la voix de Saionji.
Il se confond en excuses. Il a l'air très gêné. Elle essaye d'atténuer le plus possible ce sentiment mais rien n'y fait. Il semble dans un état de confusion émotionnelle extrême et elle ne comprend pas pourquoi. Il dit avoir quelque-chose à lui montrer. C'est en dehors de la ville.
Elle est surprise. Elle est aussi un peu inquiète : ils se sont ouvert mutuellement leur monde intérieur, mais elle ne sait rien d'autre de lui. Elle décide pourtant de lui faire confiance et elle le suit. Après une heure de marche, ils rejoignent un coteau qui surplombe la ville. La nuit est belle, la lune haute et les étoiles bien visibles. Ils sont déjà allés là. Il est de plus en plus nerveux à mesure qu'ils approchent. Une fois arrivés, elle lui dit qu'ils ont le temps, lui demande de s'asseoir à côté d'elle. Ils sont assis tous les deux, ils regardent la ville, ils parlent longuement de la beauté des lumières de la ville, la nuit, de l'ombre sur les forêts, des étoiles. Il a l'air apaisé, elle se sent bien. Il se lève, elle se lève. Il lui demande de fermer les yeux. Elle ferme les yeux, s'attend à ce qu'il l'embrasse, le souhaite même. Une minute passe et il n'en est rien. Hésiterait-il ? Et pourquoi ? Il lui demande d'ouvrir les yeux.
Devant elle se tient un homme-loup - un loup anthropomorphe. Elle le reconnaît malgré ce changement. Il lui dit qu'il préférait être honnête envers elle. Elle est touchée de cette confiance mais ne dit rien. Il espère ne pas lui faire peur. Elle répond que non, elle n'a pas peur. Elle est juste surprise, mais dans le fond, les loups font partie de la vie. Elle avance la main vers son pelage. Il la laisse faire. Elle lui caresse la poitrine. Il entre lentement dans son périmètre, elle sourit, le laisse venir à elle. Il l'enlace. Elle répond à son étreinte. Elle est surprise par la douceur du pelage, surprise aussi d'apprécier cette odeur. Elle ne veut que cette étreinte reste tendre bien qu'elle sente couver en lui - et en elle - le désir : la journée l'a fatiguée et elle ne voudrait pas gâcher un tel moment, aussi préfère-t-elle se blottir contre lui. Elle reste longtemps blottie à profiter de sa chaleur et finit par s'endormir.
Le lendemain matin, elle se réveille toute habillée dans son lit. Elle espère qu'elle n'a pas rêvé et cherche des poils de loup sur ses vêtements. Elle en trouve et les collecte précieusement. C'est alors qu'elle entend du bruit dans la cuisine, se dit que c'est peut-être lui et l'appelle. Il répond, arrive (sous forme humaine), la découvre avec une touffe de son pelage en main. Il est très gêné et rougit, balbutie un peu, dit qu'il prépare de quoi manger pour le petit-déjeuner. Elle rougit à son tour : elle a un peu l'impression qu'il lui force la main mais, d'un autre côté, ces petites attentions lui font très plaisir. Voyant cette confusion dans ses sentiments, il lui demande s'il doit partir. Surtout pas ! La réponse est immédiate. Ils parlent beaucoup, sur le lit, sans manière, de leurs vies.
Quelques jours plus tard, ils font l'amour pour la première fois. Il aurait voulu la chambre. Elle a préféré la bruyère du coteau, le lieu où il s'est révélé à elle, le lieu où il lui a accordé sa confiance. Il aurait voulu la forme humaine, elle a préféré sa forme d'homme-loup, car elle veut aller jusqu'au bout de son acceptation. Elle a cependant des appréhensions, ou plutôt des questions. Elle se demande si c'est possible physiquement, si cela lui plaira, s'il ne faudra pas faire d'autres essais, sous cette forme ou sous forme humaine en cas d'échec. Elle se rappelle combien son pelage lui avait paru doux et son odeur désirable. La conjugaison de la détermination et du désir fait que cette première fois dépasse toutes ses espérances. Elle aime aussi le voir s'abandonner à elle, lui qui est tant dans le contrôle, lui qui réfrène sa part animale. L'amour sous forme humaine, essayé peu après, ne lui apporte pas le même plaisir, ni la même satisfaction de son amour pour lui, et petit à petit, ils en viennent à ne faire l'amour que sous sa forme de loup.
Bientôt, elle est enceinte. D'autres questions se posent : combien ? Une portée, comme une louve ? Un seul ? Sous quelle forme ? Un louveteau à la naissance, capable de se transformer en homme ? L'enfant aura-t-il les mêmes capacités que son père ? Il n'en sait pas plus. Toute sa famille est morte lors d'une battue, organisée sur un malentendu (un simple loup enragé s'en était pris à un homme). Il était un des membres de la meute qui observait le plus le village et il était sous sa forme humaine quand la battue a eu lieu, certes nu. Il a été recueilli et élevé là-bas, dans la montagne, avant de la quitter pour observer davantage la société des hommes dans cette ville qui le fascine.
Il n'est donc pas question de faire appel à une sage-femme. Ils se renseignent, apprennent quelques bases essentielles (le cordon ombilical, l'eau), et espèrent que tout ira bien. Il l'assiste lors de l'accouchement. Malgré les douleurs, malgré la durée, l'accouchement se passe sans encombres. C'est une petite fille. Il est possible qu'elle reste petite fille toute sa vie sans changements. Pour la première fois depuis très longtemps, il se change en loup et pas en homme-loup, pour chasser dans les environs de la ville. Par instinct, pour nourrir la mère affaiblie et l'enfant. Il ne lui dit pas, mais ramène du gibier. Cela ne la choque pas. A la campagne, elle avait l'habitude de l'accommoder.
La petite fille, Naeko, montre bientôt des dispositions pour se changer en loup. Pendant les premiers moi, elle ne le contrôle pas du tout. La transformation, remarque sa mère, est causé par des changements d'état émotionnels : la colère, la faim, le besoin de la mère. Elle y répond du mieux qu'elle peut, passe beaucoup de temps à la calmer pour qu'elle reprenne forme humaine. Elle n'accepte pas de lui donner le sein quand elle est sous sa forme de loup. Petit à petit, Naeko est donc bien obligée de se discipliner.
Ofumi essaye de reprendre son travail. Il n'est pas possible d'aller à la boutique car Naeko ne peut pas être gardée. Elle se met d'accord avec son patron pour prendre des commandes à la maison. Petit à petit, la maison se peuple de compositions florales. Naeko, qui n'a pas encore deux ans, les regarde avec des sentiments mêlés : elle a une certaine admiration pour ce que fait sa mère, mais ces compositions lui prennent du temps et l'éloignent d'elle.
Un jour, elle met une importante commande en pièces. Elle joue avec puis la déchire de ses petites pattes.
Ofumi ne la gronde pas. Elle essaye de lui expliquer du mieux qu'elle peut la différence entre ce qui est à elle et ce qui n'est pas à elle, de lui expliquer qu'elle doit demander à maman ou papa avant de prendre quelque-chose qui n'est pas à elle, qu'ils lui donneront peut-être. Elle fait même une petite composition pour elle, pour qu'elle puisse jouer avec. Elle ajoute que ces compositions que fait maman leur permettent de rester ensemble ici avec papa.
Cette dernière phrase terrorise Naeko. Elle ne touche plus du tout aux compositions et s'en tient même à une distance plus que respectueuse.
Le soir, Ofumi raconte l'incident à Saionji. Elle en fait un récit très fidèle et n'omet aucun détail, pas même cette dernière phrase dont elle n'avait pourtant pas vu l'effet dévastateur. Saionji, lui, comprend. Ils parlent de la difficulté à expliquer aux enfants des concepts comme la propriété ou le salaire. Après le repas, il va parler à Naeko et entreprend de la rassurer. Ofumi, quelques jours plus tard, entreprend de faire une explication plus détaillée : "Papa et Maman ne créent pas tout : ce kimono que tu portes, par exemple, c'est quelqu'un d'autre qui l'a fait. Pour en avoir un, Maman peut faire un bouquet et l'échanger contre un kimono". Naeko finit par comprendre. Elle ne touche plus à ce qui ne lui est pas destiné sans pour autant être traumatisée.
Des gens viennent passer ou retirer des commandes. Il y a donc un risque pour que Naeko soit vue en forme animale. Ofumi ne veut pas la contraindre à rester toujours en forme humaine. Elle veut qu'elle garde la possibilité de choisir, plus tard, en connaissance de cause. Elle ne veut pas non plus qu'elle reste à l'écart dès qu'il y a des gens, ce serait la pousser vers sa nature de loup. Alors elle essaye de faire en sorte qu'elle ait des activités calmes avant l'arrivée des clients, mais le comportement de Naeko est imprédictible. Elle finit par édicter la règle suivante : pas de transformation quand il y a des étrangers. La raison en est la suivante : il n'y a que Papa et toi qui savaient vous transformer. Toi tu ne sais pas le faire ? Non, Maman ne sait pas le faire. Naeko se demande pourquoi les gens seraient mécontents alors que ça ne pose pas de problèmes à Maman qu'elle se transforme, ou Papa, mais elle promet de garder le secret.
Ofumi a arrêté d'allaiter Naeko peu après ses deux ans. Alors qu'elle avait à la fois du travail et une grosse charge avec Naeko, elle continuait d'avoir des attentions pour Saionji, et la réciproque est vraie. Ils sont donc parvenus à maintenir bon an mal an une vie de couple. Il n'est donc pas très étonnant que peu de temps après la fin de l’aménorrhée, Naeko soit à nouveau enceinte. Au cinquième mois, elle commence à devoir consacrer moins de temps à ses compositions et Saionji travaille de plus en plus tard pour qu'ils mettent de l'argent de côté en cas de coup dur et en prévision de sa période d'inactivité.
Ofumi est presque à terme. Les deux parents ont bien expliqué à Naeko ce que signifiait ce ventre arrondi et l'ont prévenue que c'était un bébé, un petit frère ou une petite soeur. Naeko, pour le moment, voit surtout que Maman lui consacre moins de temps, même si elle est un peu curieuse.
Un soir, Saionji ne rentre pas du travail. Ofumi a un serrement de coeur en pensant à ce certain soir où il n'était pas venu au rendez-vous. Pourquoi était-il en retard ce jour-là ? Finalement, il ne l'avais jamais expliqué. Rapidement, elle s'inquiète. Elle laisse un mot sur une tablette de cire et sort avec Naeko. Naeko comprend que sa mère est inquiète, mais elle est très excitée à l'idée de sortir le soir en ville. C'est la première fois. Elle est aussi très excitée à l'idée de retrouver papa. A nouveau, Ofumi fait le tour des boutiques où travaille Saionji. A nouveau, elle ne le trouve pas. Elle regarde le coteau et prend sa direction. C'est déjà le crépuscule. Elle est épuisée d'avoir couru partout alors qu'elle est enceinte, et ce d'autant plus qu'elle doit maintenant porter Naeko. Elles passent un pont qui enjambe un canal. Là, Naeko sent l'odeur de son père. Ofumi la descend. Faisant ce geste, elle voit au bord du canal le corps inerte de Saionji, dans sa forme de loup. Il a l'oeil ouvert et fixe, le pelage ensanglanté. Il a encore une poule faisane coincée dans la gueule. Un passant le tâte du pied.
Ofumi court rejoindre les bords du canal, oubliant Naeko, oubliant l'enfant qu'elle porte. Sa fille la suit, appelant son père. Le temps qu'elles arrivent, le corps de Saionji a été poussé à l'eau par le passant, qui s'éloigne. Ofumi voit le corps de l'homme qu'elle aime couler dans les eux brunes du canal. Elle refuse de le perdre. Ne pas perdre son corps, se dit Ofumi - et il est peut-être encore vivant, qui sait ? Elle se jette à l'eau.
Ofumi est enceinte et ne sait pas nager. Elle espère avoir pied. Elle n'a pas pied. Avec la rage du désespoir, elle parvient à attraper la tête de Saionji, et même à passer un bras autour. Naeko voit sa mère et la tête de son père émerger. Elle crie, les appelle. Ofumi boit plusieurs fois la tasse et commence à avoir de l'eau dans les poumons. Elle coule et prend conscience qu'elle doit mourir avec Saionji ou vivre avec ses enfants. Une main la cherche. Elle l'attrape. Elle entend : "Mais lâchez ce loup Madame !" ou peut-être autre chose, mais c'est ce qu'elle comprend. Elle essaye de remonter en agrippant cette main, mais Saionji est trop lourd. Elle sent une contraction. L'eau est maintenant bien au-dessus d'elle, elle ne voit plus rien, ne respire plus. Elle lâche le corps de Saionji. Naeko voit le passant qui a poussé son père sortir sa mère de l'eau, seule.
La lutte a mis Ofumi est au bord de l'inconscience. Elle recrache l'eau sale du canal. De nouvelles contractions se font sentir. Elle demande à son bébé de ne pas sortir, pas maintenant. On lui demande où elle habite. Elle est bien incapable de se montrer précise. C'est Naeko qui, dans un état second, montre le chemin.
Quand Ofumi se réveille, une voisine avec qui elle s'entendait bien est là. Elle fait à manger. La conversation est polie, trop polie, et Ofumi comprend qu'il y a une gêne, que l'inconnu a parlé, que les rumeurs ne tarderont pas à se propager. Naeko a beaucoup pleuré. Ofumi retient ses pleurs devant sa fille.
Quand la voisine est partie, elle entreprend de la rassurer. Elle ne veut pas que sa fille se sente abandonnée. Elles partagent leur tristesse, bien sûr, mais Ofumi insiste sur le fait que Maman sera toujours là quand elle aura besoin d'elle.
A ce moment là, Naeko remarque une petite auréole dont la taille va croissant sur le tatami, sous le kimono de sa mère. Elle se demande si sa mère n'est pas en train de faire pipi. Elle ne sait pas trop comment le dire sans se faire gronder mais l'auréole grandissant, elle ne peut bientôt plus faire autrement. Ofumi prend enfin conscience que ses cuisses sont humides et qu'un mince filet s'écoule. Elle comprend ce qui se passe et sait qu'il ne faut pas retarder l'accouchement.
Naeko est envoyée chercher la voisine, bientôt charger d'aller quérir une sage-femme. Ofumi prend le pari que l'enfant sortira sous sa forme humaine. De toute façon, elle a besoin d'assistance et n'a pas vraiment le choix. Elle trouve encore la force de préparer des linges propres et une bassine d'eau.
Elle demande à Naeko de rester à côté. Elle ne peut décemment pas la confier : dans cet état émotionnel, elle risque de passer sous sa forme de loup. Même à côté, elle ne doit se transformer sous aucun prétexte. Elle la prévient que Maman va peut-être crier, mais que c'est tout à fait normal, que ce n'est pas grave. Sur ce dernier point, Naeko est plus sceptique.
Dans l'état physique et émotionnel dans lequel se trouve Ofumi, l'accouchement est un vrai calvaire. La tension musculaire démultiplie la douleur et elle ne peut, malgré tous ses efforts, bientôt plus se retenir de crier.
Naeko passe des heures à entendre les cris de douleur de sa mère, figée sur un tatami. Elle ne se transforme pas, au prix d'un effort surhumain et au prix d'une intériorisation très douloureuse tant du deuil que de la souffrance maternelle.
L'enfant naît enfin. C'est un garçon, il est bonne santé. Alors qu'elle est au bout physiquement et moralement, Ofumi doit encore allaiter. Elle fait aussi venir sa fille, pour lui présenter son petit frère, Guntaro.
Naeko n'est pas très intéressée par cette petite chose rouge qui a fait souffrir Maman et qu'elle associe à la mort de son père. Par la pure force de sa volonté - elle prend encore sur son temps de sommeil, Ofumi trouve encore le temps de réconforter sa fille, de lui caresser les cheveux, de la câliner alors que Guntaro s'endort. Naeko finit par s'endormir d'un sommeil agiter contre sa mère, et Ofumi goûte à un premier instant de repos, et peut enfin pleurer la perte de l'homme qu'elle a aimé.
Je dévorerai la bureaucratie comme un loup. - V. Maïakovski